À Gaza, les auteurs palestiniens ne peuvent pas lire les livres qu’ils écrivent. Quant aux lecteurs, ils feraient bien de s’exercer à l’art de relire ce qu’ils ont déjà. Des libraires palestiniens ? Une occupation peu lucrative. J’ai parlé à l’un d’entre eux de l’augmentation spectaculaire des restrictions israéliennes sur la livraison du courrier international à Gaza. "Seuls dix livres peuvent arriver dans toute la ville tous les 2-3 mois", m’a-t-il dit.
"Mon gagne-pain s’est effondré à cause de ces politiques cruelles et restrictives. Mes revenus ne correspondent pas à ce que l’on pourrait penser d’un propriétaire de librairie."
Depuis le début de ma vie d’adulte, je suis passionné par la lecture et l’écriture. Mais je passe plus de temps à attendre que les livres arrivent du monde extérieur qu’à les lire réellement - ce qui est toujours une affaire de courte durée.
En tant qu’écrivain palestinien vivant dans la ville de Gaza, j’ai essayé d’utiliser ma plume pour donner une voix à mon peuple qui endure un siège militaire impitoyable imposé par un régime colonial visant à déraciner les Palestiniens autochtones de leurs terres et à effacer leur identité. Et si les inhumanités les plus flagrantes du blocus ont été bien documentées, les absurdités quotidiennes de la vie sous le régime de sécurité d’Israël sont souvent négligées. Le simple fait de commander quelques livres entraîne une procédure tortueuse digne de Kafka.
Rana Shubair, auteur et romancière palestinienne vivant dans la ville de Gaza, a décidé de commander quelques exemplaires de son tout premier livre publié. "Je savais que je prenais un risque, remarque-t-elle sérieusement, mais j’étais prête à le faire - et à ma grande surprise, l’envoi est arrivé ! J’ai tellement fêté ce jour-là !"
Mais les choses ne se sont pas toujours déroulées de manière aussi fortuite pour elle. L’année dernière, elle a commandé un certain nombre d’articles à une marque internationale en Israël. Un envoi est arrivé, mais l’autre a disparu. "Le truc, c’est qu’on ne peut jamais savoir la raison", intime Rana. "Le vendeur s’excusait et vous offrait un remboursement. Mais quand j’ai demandé une fois au responsable d’Aramex ce qui s’était passé avec mon autre commande, il m’a répondu que ce système postal n’avait aucun sens. Parfois les envois arrivent, parfois ils n’arrivent pas, et parfois ils arrivent avec plusieurs mois de retard."
Interdiction de livres pour toute une population
Ma propre histoire n’est pas si différente de celle de Shubair. Basé dans la ville de Gaza, tout mon travail et mon attention, tout au long de ma vie adulte, ont été consacrés à écrire sur les questions politiques, économiques, environnementales et culturelles qui ont un impact sur ma maison et mon peuple, en particulier les jeunes et les enfants.
Fin 2020, j’ai mené une série de délégations virtuelles en Palestine avec l’organisation Eyewitness Palestine. Au cours de cette rencontre virtuelle, j’ai appris à connaître trois personnes travaillant avec Jewish Voice For Peace - Rosalind Petchesky, Esther Farmer et Sara Sills. Il s’agissait d’avocates chevronnées spécialisées dans les droits de l’Homme et d’autrices de renommée internationale. Elles m’ont offert la possibilité de contribuer à un livre qui s’est appelé A Land With A People, publié par Monthly Review Press.
Le livre a été bien accueilli, mais ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est que je ne pourrais jamais mettre la main sur un exemplaire.
Le livre fournit une mise en contexte historique qui retrace 150 ans de résistance palestinienne et juive au sionisme. Rétrospectivement, le contenu du livre aurait dû m’indiquer que le livrer à Gaza ne serait pas si simple. Le jour de son lancement, on m’a expédié un exemplaire du livre destiné à un contributeur spécial, et depuis plus de sept mois, le livre est bloqué en raison de fausses accusations d’antisémitisme. L’éditeur a essayé d’intervenir pour faire entrer le livre à Gaza, mais sans succès.
Le sous-titre du livre - Palestiniens et Juifs face au sionisme - est peut-être le coupable. Il était en tout cas suffisamment intriguant pour inciter la compagnie maritime à m’envoyer une diatribe d’e-mails racistes. Le simple fait qu’une compagnie maritime internationale privée basée en Israël choisisse de répondre de cette manière n’était déjà pas professionnel, mais le contenu de la correspondance m’a interloqué.
On pouvait lire dans un courriel : "Vous devez arrêter de faire ce genre de choses".
Après le choc initial, j’ai essayé d’intervenir avec un engagement quelque peu positif : "Pourquoi ? C’est juste un livre !"
Ça n’a pas très bien marché, et la réponse suivante semblait presque jubilatoire : "Vous feriez mieux de rêvasser pour avoir votre livre".
Et à ce moment précis, j’ai reçu un autre courriel qui disait cliniquement : "Nous ne pouvons pas déplacer l’envoi à Gaza. Mais vous pouvez fournir une autre adresse."
L’ironie de l’e-mail n’a guère contribué à calmer mon indignation. Quelle raison avaient-ils de considérer Gaza comme une destination inacceptable pour l’envoi d’un livre, et qui plus est pour des raisons de sécurité ? Mais ce qui m’a rendu encore plus furieux, c’est que j’ai fourni plusieurs autres adresses et que l’envoi n’a pas été livré non plus. Aucune mise à jour n’a été faite.
Rien de tout cela n’est particulièrement nouveau. Il y a quatre ans, j’ai commandé des livres sur Amazon pour mes études de premier cycle. Aucun d’entre eux n’est arrivé à Gaza et je n’ai même pas été en mesure de suivre le trajet de l’envoi.
Le simple fait géographique a eu un impact tellement disproportionné sur nous tous, écrivains et amateurs de livres. Obtenir une copie d’un livre que vous avez écrit devient soudainement un exploit herculéen.
Tout envoi s’accompagne d’une série d’anxiété et de risques, c’est pourquoi beaucoup se sont tournés vers les livres électroniques dans une tentative d’auto-récompense - mais pour beaucoup, cela n’a offert qu’une maigre consolation. Tout cela signifie qu’Israël a effectivement instauré une interdiction du livre pour toute une population, et les malheureuses victimes de cette politique draconienne sont les lecteurs et les écrivains.
Rationné à la calorie près
L’histoire de cet état de fait est désormais assez ancienne, puisqu’elle a commencé avec le blocus militaire hermétique de Gaza en 2007, qui se poursuit jusqu’à ce jour avec peu de répit. La distribution du courrier a été l’une des nombreuses victimes de ce siège. Le courrier qui arrive à destination a survécu à un éprouvant périple à travers les points de contrôle numériques et physique et arrive après de nombreux mois de purgatoire des contrôles frontaliers. L’absurdité n’échappe pas aux jeunes de Gaza, qui n’ont pourtant jamais connu autre chose.
En apparence, les accords d’Oslo de 1993 considèrent la bande de Gaza et la Cisjordanie comme une seule unité territoriale entre laquelle les Palestiniens sont censés pouvoir circuler librement et échanger des biens. Pourtant, la réalité est que les deux territoires sont séparés l’un de l’autre, chacun étant traité différemment en fonction du système politique qui le gouverne.
Ces restrictions à la circulation des biens et des personnes sont bien sûr antérieures au blocus, toujours sous le prétexte de préoccupations "sécuritaires". Puis, avec le blocus de 2007, les marchandises entrant et sortant de Gaza ont été rationnées à la calorie près. Des listes exhaustives décrivant les denrées alimentaires autorisées à entrer dans la bande frôlaient le comique noir.
Le houmous, par exemple, était autorisé à Gaza, alors que le houmous garni de pignons constituait une menace pour la sécurité. Pendant un certain temps, même le café et le thé ont été interdits avant d’être finalement autorisés, sans doute pour les qualités menaçantes qu’ils partageaient avec d’autres produits de contrebande, comme le concentré de tomates et les conserves de poisson, dont l’utilisation par les organisations internationales est restée limitée pendant un certain temps.
En fin de compte, les aléas du système postal à Gaza s’inscrivent dans la longue liste de restrictions imposées aux deux millions de Palestinien.ne.s enfermé.e.s dans la bande. Mais si cette infraction peut sembler relativement mineure, elle s’inscrit dans une politique israélienne d’étranglement et de famine bien plus pernicieuse.
Cette famine est à la fois matérielle et psychologique, privant les Palestiniennes et Palestiniens non seulement de leurs moyens de subsistance, mais servant aussi d’assaut contre leur existence culturelle et intellectuelle.
Traduction et mise en page : AFPS /DD
Photo : Mahmoud Ajour/APA Images. Un jeune Palestinien lit un livre lors de la Journée nationale de la lecture au centre al Qattan dans la ville de Gaza, 28 mars 2018.